INTERVIEW : 2000-03-21 Joseph Arthur - la vie en rosse (by JD Beauvallet)


Découvert et couvé par Peter Gabriel, encensé en France par la critique, Joseph Arthur a tout d’un chanceux. Pourtant, alors qu’il est l’invité cette semaine de la tournée de Ben Harper, son deuxième album Come to where I’m from, mélancolique modernisation des musiques traditionnelles d’Amérique, rappelle que le meilleur terreau pour faire pousser les chansons est la mouise et le fumier.

Ainsi la rumeur parle-t-elle de Joseph Arthur : l'Américain a le cul bordé de nouilles. La chance, arrivée tard dans la bataille, a effectivement été généreuse avec le songwriter dégingandé, faisant parvenir la cassette d'un jeune apprenti songwriter d'Atlanta dans le bureau anglais de Peter Gabriel. La chance, encore elle, que la propre fille du pater Gabriel soit intriguée par l'envoi et tanne son père pour sortir ces chansons patraques sur son label, RealWorld, spécialisé dans les musiques ethniques du monde. Et de la musique ethnique, c'en était : un blues âpre et tordu, une vraie world-music des profondeurs de l'Amérique white trash.

Joseph Arthur vivote alors dans un emploi de démonstrateur de guitares dans le sud, et pour son premier concert new-yorkais, dans le café Fez, il se retrouve à jouer ses chansons tourmentées face à Peter Gabriel et "l'un de ses copains, comme il m'avait dit au téléphone". Le copain, c'est Lou Reed, et le dîner qui suit reste, pour Joseph Arthur, un souvenir irréel. A la fin du repas, chacun énonce ce qu'il préfère dans ce qu'il vient d'entendre au Fez : Peter Gabriel a surtout retenu les paroles, tracées au charbon, Lou Reed plutôt cette façon unique de tordre la chanson traditionnelle.


Après cette rencontre peut-être fantasmée, Joseph Arthur ne verra plus jamais Lou Reed, mais sera résolument pris sous son aile par le bon Gabriel ­ l'ange Gabriel au secours de Joseph, l'histoire a du sel. En finançant, dans ses luxueux studios de Bath, le premier album riche et troublant de l'inconnu, Big city secrets ; en reprenant, sur un tribute album nauséeux à lady Diana, le In the sun de Joseph Arthur ("La première fois de ma vie que j'ai entendu mes paroles sans être gêné par ma voix") ; en l'invitant à contrechanter sur son nouvel album, en chantier depuis dix ans, Peter Gabriel sera donc l'homme providentiel, le paternel idéal fantasmé par Joseph Arthur depuis sa plus tendre ­ au sens boucher du terme ­ enfance.

Car de violences physiques en humiliations quotidiennes, l'enfance de Joseph Arthur n'aura été qu'une longue rêverie imposée par le chaos ambiant, une évasion salutaire vers un monde parfaitement artificiel. On parlait de cul bordé de nouilles : oui, mais alors avec une sauce très piquante, avec de gros piments et du bris de verre dedans. Car pour en arriver à une chanson aussi saisissante que Daddy's on Prozac, il faut d'abord passer par la case (casse ?) daddy. Et pour composer un truc aussi bouleversant que "I was raised in a family/They look like the enemy to me" ("J'ai grandi dans une famille/Qui ressemblait à l'ennemi"), il fallait d'abord passer par cette famille. Un prix un peu lourd à payer pour quelques chansons de folklore américain.

"Je n'ai pas eu le choix, il m'a fallu créer de toutes pièces cet univers dans lequel je me réfugiais. Vivre dans mon imagination était un réflexe de survie, je n'ai malheureusement jamais été capable de revenir sur terre en devenant adulte. A 4 ans, j'étais déjà conscient que ma situation familiale n'était pas normale, qu'un enfant de cet âge ne devait pas être ainsi rejeté, méprisé. J'ai commencé par me haïr profondément, je me trouvais nul et laid. Puis, pour trouver une rédemption, j'ai commencé à développer une fausse personnalité : un type aimable et avenant, qui faisait beaucoup de sport. J'ai commencé, à 12 ans, à boire, puis à fumer de la dope. A 13 ans, j'étais déjà un alcoolique. Avec ce que mon père avalait, ce n'était pas difficile de siffler les bouteilles en douce sans que personne ne s'en rende compte. Je passais des journées à rêvasser à ce que j'allais devenir ou à jouer de la basse, tout seul. J'avais tellement peu d'estime pour moi-même que je m'imaginais, au mieux, membre anonyme d'un groupe, jamais le chanteur ou le songwriter. Même pour m'acheter une basse j'ai hésité des mois. Je pensais que je ne méritais même pas cet instrument."

C'est le paternel, le fumier de lapin violemment décrit dans Daddy's on Prozac, qui finalement poussera malgré lui le fiston à acheter sa basse : en tentant de lui imposer une carrière de vendeur d'assurances au porte-à-porte, il donne à Joseph Arthur le courage d'entrer dans un magasin d'instruments de musique. "Là, j'ai ressenti que je devais faire quelque chose de ma vie, que je devais prouver que je n'étais pas un moins-que-rien. Si ça n'avait pas marché avec la musique, alors oui, j'aurais admis que je ne valais rien. Mais il me restait cette dernière chance. Comme mon éducation scolaire avait été un fiasco absolu, je n'avais rien à perdre. Je me suis retrouvé, vers 16 ans, à Cleveland, à jouer cinq nuits par semaine dans un orchestre de blues, je gagnais bien ma vie. C'était une revanche contre moi-même, contre mes parents, l'unique façon que j'avais trouvée pour enfin briller. Ma rédemption."

C'est un cas rare et curieux dans le rock : Joseph Arthur est déjà un bassiste compétent et demandé quand, enfin, il se décide à s'intéresser à la musique. Car, jusqu'à présent, les disques qu'il écoute sont ceux imposés par la discothèque parentale, les Four Tops surtout. "Les musiciens me fascinaient plus que la musique. J'aimais leur côté marginal. Des songwriters comme Leonard Cohen ou Dylan, je les ai découverts bien plus tard, quand j'ai décidé qu'il était temps, à mon tour, d'écrire des chansons. Ils étaient comme mes professeurs, pas mes amis. Mes amis, c'était les musiciens. Grâce à eux, je me suis constitué la famille que je n'avais jamais eue à la maison."

Bassiste en retrait, homme battu en retraite, Joseph Arthur aurait ainsi pu, dans l'anonymat confortable d'un groupe de bar, mener sa vie jusqu'à la fin de contrat. Mais cette existence étant décidément abonnée aux catastrophes, une sale mononucléose le contraint à abandonner le groupe du très fameux (au moins dans l'Ohio) Frankie Starr après deux années de bonheur et de sueur ­ une basse, dédicacée par Steve Ray Vaughan, témoigne dans l'appartement de Joseph Arthur de la belle amitié virile qui unit dans les tréfonds de l'Amérique les trimardeurs du blues, oh yeah.

Après quelques mois de repos forcé, Joseph Arthur se réveille : la musique peut être une chose originale, que l'on écrit soi-même. Une révélation qui le frappe à Atlanta, où il a suivi un groupe qui se sépare en quelques jours. Qu'importe, sa basse a trouvé une voix et, ensemble, ils écument les bars, imposant aux pauvres Géorgiens un free-rock possédé, complexe et furieux. "Probablement assez nul. Mais ce groupe, Belly Button, m'a permis de tenir deux ans, de me faire comprendre que la musique n'avait pas besoin d'être virtuose. J'ai alors compris que je pouvais mieux m'exprimer sur des mélodies simples que dans ce raffut. Pour la première fois, l'artisanat du songwriting est devenu plus important que ma compétence de bassiste. Je me suis mis à la guitare sèche, pour la première fois de ma vie. Et parce qu'il le fallait, je me suis mis à chanter."

Aujourd'hui sorti de son auberge familiale, les cicatrices cautérisées, Joseph Arthur a déplacé le front du combat. On sent l'armistice signé avec ces fantômes de l'enfance sur le nouvel album Come to where I'm from. Mais la bataille fait rage contre d'autres démons : les drogues, régulièrement vaincues par des cures volontaires, mais suffisamment sournoises pour rompre à tout moment ce semblant de paix.

Confortablement installé dans un appartement des hauteurs de l'East Side de Manhattan, à deux pas des rives de l'Hudson, Joseph Arthur vit, depuis quelques années, seul, épanoui. Mais la porte est farouchement fermée, les tentations peuvent rester sur le trottoir : pour la première fois en quinze ans, les drogues ont perdu l'adresse de Joseph Arthur. "J'adore l'anonymat que me procure New York. Atlanta, c'était comme la cour de mon lycée en plus grand : je me suis retrouvé dans une clique où tout le monde me connaissait, c'était étouffant, ça m'empêchait de grandir. Pour la première fois de ma vie, je ne me sens pas de passage, j'ai enfin trouvé un foyer."

Aux murs de son appartement, peintures, collages et sculptures témoignent encore de la violence des combats entre Joseph Arthur et sa part d'ombre. Des bébés mutilés, des visages écorchés, on a connu art moins douloureux. Dans une vitrine en plexiglas, deux poupées rendues siamoises par une paire de menottes de police qui les étranglent : "Une sculpture qui symbolise parfaitement toutes les histoires d'amour dans lesquelles j'ai été impliqué", sourit Joseph Arthur.

Quel joyeux drille, ce gars. Une nouvelle chanson, vertigineuse, témoigne aussi des combats qui ont eu lieu ici même. On y entend Joseph Arthur susurrer que "tous mes amis junkies sont devenus des étrangers". Vu la fierté de notre hôte à faire écouter cette chanson en chantier, on mesure le soulagement qu'il y a eu à composer ce refrain. Et l'ironie qu'il y a à titrer son nouvel album Venez voir d'où je viens, avec sa pochette ad hoc : un visage, avec des cafards à la place des yeux, à la place des lunettes roses. La vie en rosse. Pas étonnant qu'on entende Joseph Arthur chanter "I'm exhausted by my imagination" ("Je suis épuisé par mon imagination" au détour d'Exhausted, réponse américaine au contagieux Fatigué d'être fatigué des Rita Mitsouko. "Souvent, je voudrais débrancher mon cerveau, trouver la paix. Ce désordre permanent dans lequel je me débats, je n'en peux plus. Je voudrais pouvoir me calmer sans avoir recours aux drogues. Mais d'un autre côté, je m'imagine mal marcher dans les bois, aller à la pêche. Sans la ville autour de moi, sans les distractions qu'elle offre à ma fringale de sensations, je deviendrais dingue. J'ai essayé la méditation, le yoga, la religion, toutes formes de thérapies, mais ce qui me soigne le mieux, c'est de m'exprimer seul, que ce soit par des mots ou des toiles."

L'année dernière, en catimini, le label américain de Joseph Arthur sortait le terrifiant mini-album Vacancy. Un disque visiblement pas assez propre et vigoureux pour mériter sa place dans la discographie officielle du chanteur, un bubon, un cancer, une tumeur. Un disque pourtant fascinant, agressif, abrasif, à la production floue mais débordante d'idées sales. Un témoignage douloureux : un disque négligé par l'industrie mais vital pour Joseph Arthur, qui réapprenait alors en direct à vivre, après une dépression carabinée, un blocage de plusieurs mois. Un disque béquille, un disque rééducation. Sans doute le disque le plus hagard jamais nominé pour un Grammy Awards ­ qu'on se rassure : pour sa luxueuse pochette, uniquement. Si on l'entendait chanter "Je suis en voie de guérison" sur son premier album, là la rechute avait été violente.

Toute coquetterie et toute vanité de songwriter évanouies, Joseph Arthur évoque avec effroi cette période de vide, d'impossibilité d'écrire où, terrassé par la frousse, il n'osait même plus sortir de chez lui. "Au moment d'écrire ces chansons, je suis passé par de fortes turbulences, ma vie était en pièces, tout allait trop vite, je ne contrôlais plus rien. J'étais certain que j'allais mourir : d'une maladie, de la drogue... Et de manière absurde, plus j'avais peur, plus je me mettais en danger. J'avais remarqué que beaucoup de gens que j'aime étaient morts à 27 ans ­ la date fatidique approchait, je l'attendais. Alors qu'en fait, ce qui finit de mourir à 27 ans, c'est l'adolescence. Ma période d'autodestruction, c'était lié à ça : tout tuer pour devenir adulte. Là, j'ai l'impression d'être définitivement sorti des remous. Ça fait un an que je n'ai pas touché de dope, j'espère être guéri de cette maladie. Je suis désormais en paix avec moi-même. Ce qui veut dire que mes prochains albums seront probablement mièvres (rires)... Pour la première fois en vingt-huit ans, la partie de moi qui veut vivre a plus d'influence que la partie de moi qui veut mourir."

Rescapé de ces sombres fréquentations, Joseph Arthur va maintenant devoir apprendre la survie en milieu hostile. Lui qui avait enregistré son premier album en parfait inconnu, épargné par les pressions, royalement ignoré par les plannings de l'industrie, vient de découvrir l'expression "objectif de ventes". Soudain, il a vu débarquer en studio des inconnus aux avis tranchés, a dû écouter leurs conseils, prendre en compte des voix jusqu'à présent muettes. "Tous ces avis externes ont forcément affecté le nouveau disque, mais plutôt pour son bien, il fallait me secouer. Même si l'enregistrement a, du fait de ces interventions, pris beaucoup trop de temps à mon goût."

Parachuté "espoir 2000" par son label américain, envoyé en Europe essuyer les plâtres de son compatriote Ben Harper (au pays du songwriting américain réformé), il découvre avec stupeur que "l'on attend quelque chose de moi. C'est la première fois de ma vie que l'on me porte la moindre attention". Car, jusqu'ici, seule la France, cette vieille romantique incurable, avait répondu à l'appel chancelant de Big city secrets, disque à peine trouvable aux Amériques. Une farce que l'impressionnant Come to where I'm from se chargera de corriger.

Quand Joseph Arthur se décrivait, précédemment, comme un chanteur par défaut, parce qu'il fallait bien une voix pour porter ses textes, on a envie de le condamner immédiatement à écouter son magnifique Tattoo, qui révèle une voix insoupçonnable à l'époque du premier album. Une voix alors un rien timorée, trop impressionnée par le décorum proposé par RealWorld (Peter Gabriel dans l'ombre, Brian Eno aux chœurs) pour oser lever le ton et dicter ses choix. "Je n'avais encore jamais mis les pieds dans un vrai studio, et à chaque fois que je chantais, j'étais terriblement conscient de ma voix. Sur le nouveau, je ne m'entendais même plus chanter."

Il faut dire que, après les Anglais précieux et méticuleux des studios RealWorld, Joseph Arthur a, depuis Vacancy, confié sa voix au vénérable texan T-Bone Burnett, un type plus porté sur la Becks au logis que sur la technologie. Un type en santiags dans le hamac, dont l'influence se sent : en chassant ici à la Winchester les mauvaises vibrations, en traitant les chansons aux alcools euphorisants de cactus, il a appris à Joseph Arthur les vertus du relâchement, de la garde basse.

"I feel like a shark caught in a goldfish tank" ("Je me sens comme un requin coincé dans un aquarium de poisson rouge"), entend-on pourtant sur Chemical : une façon de signifier que, même domestiqué, Joseph Arthur reste sauvage, incapable de vraiment quitter sa bulle, d'abandonner le confort morbide de cet aquarium d'où l'enfant regardait, effaré, la vie des animaux les hommes. C'est toujours là, dans ce refuge de l'immaturité, qu'il trouve les mots à ses maux. "C'est un monde où j'ai mes habitudes, mon confort. C'est joli."

Alors que ses textes avaient parfois tendance, sur Big city secrets, à flirter avec l'autocomplaisance et la chialouze, son écriture se fait ici moins diffuse, plus sèche. Visiblement, sa bulle possède désormais des fenêtres sur l'extérieur, la lumière n'est plus seulement celle d'une lampe à attraper les insectes. Et si l'album devait originellement s'intituler Cockroach (Cafard), l'expression "to have the cockroach" n'existe pas en américain. Certes, Joseph Arthur a toujours le blues, mais il se soigne avec violence au lieu d'en faire un élevage in vitro. Et s'il écoute toujours du blues, il a découvert qu'il pouvait suer sur des machines ­ notamment grâce à Tricky. "Sur le premier album, j'étais mal à l'aise, timide, j'avais un peu l'impression de travailler chez McDonald's, sous des ordres. J'ai trop essayé d'être fidèle à la philosophie de Peter Gabriel, de faire un disque ordonné, propre. Sur le nouveau, je joue la plupart des instruments alors, du coup, je peux aller beaucoup plus loin, être moi-même, sans compromis. En vieillissant, j'arrive à m'extraire de l'influence de Peter Gabriel. C'est un peu comme si je tuais le père, à nouveau."

Une évolution qui l'entraîne un peu plus loin dans ce no man's land entre coutumes américaines (folk, country, blues) et us laborantins (concassage des rythmes, sympathie pour les machines). Un vaste refuge pour les flous artistiques où, de loin, ce grand escogriffe évoque une sorte de Tom Waits sans la bouteille, sans la patine, un Bob Mould qui se soucierait d'élégance, un Vic Chesnutt travaillé à la gégène, une Suzanne Vega dégriffée, décoiffée. "Mon rêve est d'inventer une musique échappant à tout format. Faire ce que Jackson Pollock a réussi avec la peinture : ne plus se contrôler. J'y travaille avec mes machines, avec mes boucles de sampler. Je ne suis pas un chanteur folk, je n'ai aucune attache dans la tradition, je dois lui échapper avant qu'elle ne m'asphyxie. Depuis que je suis môme, j'ai toujours eu une boîte à rythmes, puis un petit sequencer que m'avait acheté ma tante. D'ailleurs, c'est sur ce synthé rudimentaire que j'ai éprouvé, pour la première fois de ma vie, de la fierté : j'avais composé une petite mélodie, ma mère m'a dit que ça avait l'air d'une chanson chinoise. Enfin un compliment."




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